Entre 2006 et 2012, le gouvernement fédéral, les 26 Cantons et les 2 associations nationales de municipalités ont élaboré ensemble la stratégie nationale intitulée « Projet de territoire suisse ». Bilan, 10 ans après la signature du document-cadre.
La co-construction d’une stratégie nationale d’aménagement du territoire avec les forces politiques des trois niveaux institutionnels a permis de s’entendre sur une vision commune pour une Suisse compétitive et solidaire. Il fallait toutefois éviter que l’exercice se solde par une simple formulation de vœux pieux. Dans un premier temps, le gouvernement fédéral a voulu ancrer le document dans la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT). Face à une levée de boucliers, il a été décidé que le document aurait le statut de cadre de référence, sans valeur contraignante pour les cantons et les municipalités. Selon Maria Lezzi, directrice de l’Office fédéral du développement territorial, « Il fallait gagner les gens à la cause. Dans le contexte, c’était important que le document ne soit pas contraignant ».
Après son adoption par toutes les parties prenantes, le gouvernement fédéral a su manier habilement la carotte et le bâton dans les étapes de mise en œuvre. Il a été soutenu dans son action par une opinion publique acquise à la cause.
Limiter l’extension urbaine
L’augmentation de la valeur (en allemand Aufwertung) du milieu bâti et des paysages est sans doute l’objectif le plus important et le plus difficile du Projet de territoire Suisse. Pour atteindre cet objectif, les signataires se sont engagés à limiter partout l’extension urbaine et à densifier le tissu urbain existant. Rien que ça ! Le gouvernement fédéral a proposé d’inscrire ces deux principes dans la LAT. Soumise au référendum, la révision de la loi a été acceptée à une majorité claire de la population (62.9%).
Afin de contrôler la mise en œuvre de cette volonté, le gouvernement fédéral a introduit dans la LAT révisée un moratoire sur les extensions urbaines jusqu’à ce que les cantons révisent leurs plans directeurs. Une des exigences du fédéral portait sur le bon dimensionnement de la zone à bâtir. Celle-ci devait répondre au plus juste aux besoins prévisibles des quinze prochaines années. Tous les plans directeurs cantonaux étant maintenant révisés, le fédéral examinera tous les quatre ans leur bonne mise en œuvre, lors de la remise d’un rapport sur l’aménagement du territoire cantonal.
Dans le Canton de Vaud par exemple (815’300 h), la zone à bâtir est jugée surdimensionnée. En conséquence, 169 communes sur 302 ont l’obligation de rendre à l’agriculture des terrains constructibles. Pour s’assurer que cette injonction sera suivie d’effet, le Canton surveille les mises à l’enquête publique des permis de construire. Il n’hésite pas de faire opposition et à imposer aux communes récalcitrantes le « gèle » de leurs terrains constructibles le temps que leur plan d’urbanisme soit révisé.
Densifier la ville
Partout en Suisse, l’objectif est de concentrer le développement urbain dans les villes et les villages, notamment en valorisant les dents creuses et les friches industrielles. Entre Genève et Lausanne par exemple, des immeubles de hauteur moyenne bourgeonnent, soit des immeubles de 6 étages et plus. Ce changement d’échelle est souvent mal vécu par les populations locales. Les municipalités s’abritent opportunément derrière la volonté du peuple et l’obligation imposée par les gouvernements pour justifier cette brusque mutation urbaine.
Afin que des mesures de densification profitent aux propriétaires comme au reste de la collectivité, la LAT révisée rend obligatoire l’institution d’une taxe que plusieurs cantons ne connaissaient pas (art. 5). Dans le canton de Vaud, le produit de cette taxe est affecté à la réalisation de nouveaux équipements publics. Son montant correspond au maximum à 50% du coût des dépenses d’équipements publics qui sont imputables à l’accroissement des droits à bâtir. Cette taxe s’ajoute au droit de mutation et à la taxe de raccordement aux réseaux d’infrastructures.
Une autre mesure imposée par la LAT révisée porte sur la lutte contre la thésaurisation (art. 15a). Le droit cantonal doit prévoir lors de l’élaboration ou de la révision d’un plan de zonage, si l’intérêt public le justifie, d’imposer un délai à la construction et, en cas d’inexécution, d’ordonner des mesures coercitives. Cette disposition légale porte un coup sérieux au droit de propriété et risque d’engendrer des complications juridiques. C’est pourquoi, les municipalités vaudoises veillent maintenant à retoucher au zonage que si les nouveaux droits à bâtir seront probablement valorisés par leurs propriétaires dans un délai de quinze ans.
Coordonner les transports et le développement territorial
La Suisse est reconnue pour la qualité de ses infrastructures de transport. Mais ce réseau doit être financièrement viable. Sur le principe « on ne peut pas faire tout partout », les trois niveaux institutionnels ont fait le choix d’exploiter les infrastructures existantes de manière optimale afin d’assurer une gestion efficiente du trafic et éviter des constructions complémentaires ou nouvelles. Dans les centres urbains où les réseaux de transport atteignent leurs limites, des investissements sont consentis par les trois niveaux institutionnels qui mettent un accent particulier sur les transports publics, le vélo et la marche à pied. Pour concrétiser cette ambition, la Suisse s’est dotée de deux fonds d’investissement pour financer les projets fédéraux et subventionner les projets qui relèvent de la compétence des cantons et des municipalités.
La péréquation financière au service de la solidarité territoriale
Le ciment du fédéralisme helvétique est le consensus. Les politiques doivent être équilibrées. Ainsi, le Projet de territoire Suisse est soutenu par les autorités publiques dans toutes les parties du pays parce qu’il garantit la solidarité territoriale. L’un des instruments de cette solidarité est la péréquation financière.
La péréquation financière nationale introduite en 2008 permet entre autres à tous les cantons d’être dotés de moyens suffisants pour l’aménagement et l’équipement de leur territoire. Par ailleurs, dans le canton de Vaud, les communes se sont mises d’accord en 2003 sur un système péréquatif complexe. Basé sur de nombreux critères, il permet de compenser les charges des municipalités rurales (ex. construction et entretien des routes de montagne) et des municipalités urbaines (ex. aides sociales, équipements culturels). Les municipalités et le gouvernement cantonal se sont aussi mis d’accord sur un système de péréquation vertical. Les systèmes péréquatifs mis en place sont imparfaits et font régulièrement l’objet de discussions, mais ils ont le mérite d’exister.
Se faire l’ami du temps
Le processus d’élaboration en commun du Projet de territoire Suisse a permis aux trois échelons institutionnels de se mettre d’accord pour la première fois sur des objectifs d’intérêt général et des principes d’actions pour un développement du territoire national cohérent. La solidarité entre les différents territoires en constitue la clé de voute. Depuis près de dix ans, ce cadre de référence influe directement et indirectement sur les politiques mises en place aux trois échelons institutionnels.
Il faudrait maintenant compléter le document en y intégrant des enjeux d’actualité tels que la lutte contre le réchauffement climatique. Une proposition d’actualisation ou de révision sera probablement faite au Parlement fédéral d’ici le début de l’année prochaine, selon Maria Lezzi. Quoi qu’il en soit, la mise en œuvre du Projet de territoire Suisse reste toujours un défi. Le changement radical des pratiques prend du temps à être traduit dans les lois, les planifications directrices, les règlements et les projets des vingt-six cantons et des deux mille deux cent vingt-deux communes. Cela ne se fait pas sans heurts, mais le consensus collectif est solide et la détermination forte.
Pierre Yves Delcourt
Paru dans la revue Urbanités, Ordre des urbanistes du Québec, été 2021 / photo : projet de centre d’affaires Cocoon – crédit photo : CP immo